Aigleneau (extraits)

— Toi qui a cassé ta coquille en naissant, pourquoi tiens-tu si fortement à casser la seconde coquille, celle des apparences ? Toi qui parcourais ton chemin avec seulement un peu de duvet pour te protéger, pourquoi tenais-tu à ce point à rencontrer Aurore ?

— Heu… Comment tu sais ?

— Cet Elfe qui fait des pitreries derrière moi me l’a dit. Toi qui respires par les narines, pourquoi aspires-tu tant à respirer par le Souffle ?

— Parce que c’est… comme ça que ça marche !

— Certains appellent cela la conscience, d’autres la connaissance, d’autres encore la liberté. Quel que soit le nom que tu lui donnes, sache que cette chose est vivante, et de par sa volonté de vivre elle veut, elle aussi, grandir et se fortifier. Et quand cette part de toi est assez forte pour animer tes actions, murmurer tes souhaits et renforcer ta volonté, alors ta vie prend une forme moins simple, car ces deux parts de toi-même, également vivantes, habitent dans le même corps.

— Et je dois faire quoi, alors ?

— Qui es-tu ?

— Ben… Aigleneau ?

— Et quelle est ta nature ?

— Je suis un aigle ?

— L’aigle est ton domaine, respecte-le. Et l’être en toi qui a connu les plumes d’or est aussi ton domaine. Souviens-t’en et chéris-le.

— C’est bizarre, ce que tu me dis…

— Non, ce n’est pas bizarre. C’est la vie de ceux qui, hormis les activités pour nourrir leur corps, chérissent aussi l’Assemblée d’Aurore, l’enseignement de Cygne et le Cercle.

— Et c’est quoi c’est quoi c’est quoi le Cercle ?

Derrière Kasparik, l’Elfe traça un grand cercle bleu dans l’air et son compagnon s’amusa à le traverser.

— Ca suffit vous deux ! s’emporta Kasparik.

Il se tourna vers Aigleneau en maugréant, réunit ses pensées et poursuivit :

— Le Cercle réunit des êtres subtils ou animaux de tous horizons pour aider à harmoniser ces deux volontés.

— Mais ça ressemble à quoi, le Cercle ?

— Tu le sauras en temps voulu. Je t’ai expliqué les deux essences, l’une lourde, l’autre subtile, qui vivent en toi, et je t’ai dit ce qui les réunit : ton être. Entends à présent ce qui les distingue. La première nature a pour charge de te faire grandir, de fortifier ton corps et, dès lors, il fera tout pour accomplir sa mission. Elle ne connait pas d’autre vérité que la sienne.

Derrière Kasparik, l’Elfe voûta son dos et fronça les sourcils pour mimer une bête agressive, et son compagnon plaqua une main sur sa bouche pour ne pas pouffer de rire trop bruyamment.

— La deuxième nature n’est pas seulement dans ton corps, poursuivit Kasparik, elle est partout. Pour elle, se nourrir passera par ta capacité à reconnaître sa propre nature dans tout ce qui vit.

Le second Elfe tourbillonna dans tous les sens et ils s’amusèrent ensemble, l’un mimant un être lourd, l’autre dansant légèrement et tourbillonnant autour de lui. Kasparik grommela entre ses lèvres puis se concentra à nouveau.

— Voilà pourquoi il n’est pas toujours aisé de faire cohabiter les deux natures, leurs habitudes sont très différentes. Si elles luttent en toi, alors tu n’as pas trouvé ton équilibre.

L’Elfe mima le déséquilibre en tombant d’un côté, puis de l’autre.

— … Si tu parviens à les respecter toutes deux, sans que l’une ne domine l’autre, alors tu verras qu’elles peuvent se  nourrir mutuellement.

Les deux Elfes se remirent à danser. Exaspéré, Kasparik se dressa sur ses jambes malingres et les menaça encore des pires maux. Alors ils mirent fin à leur jeu, s’approchèrent lentement et murmurèrent :

— Merci, Kasparik, pour ta bonté…

— A présent, pense à Gwenda…

— Quand elle marchait entre les hautes herbes en balançant délicatement ses longues oreilles pointues…

— … quand elle s’asseyait sur une souche d’arbre couverte de mousse pour t’écouter parler…

— … quand elle te regardait de ses grands yeux en amande…

— … souviens-toi de son geste délicat quand elle tenait une aigrette de pissenlit…

— … de son sourire radieux après un baiser de toi…

Vaincu, le visage de Kasparik se défit, il s’assit lourdement et deux larmes coulèrent dans les plissements de sa peau.

— Gwenda… Pourquoi es-tu partie ?… J’ai essayé, j’ai pourtant essayé de t’oublier, mais ta présence a été plus forte que toutes mes années… Je vois ta pureté dans les lys, ta robe dansante dans les coquelicots – tu te souviens, comme tu aimais les coquelicots ? – ton  sourire si troublant dans chaque fleur d’églantier… Toutes mes années d’étude se fanent face à la moindre fleur qui me rappelle ton être, ta voix, ta joie… Sur ton chemin, tu as emporté cette lumière que je n’avais vue qu’en toi… Tu m’as laissé dans l’ombre de ma vie, mon amour…

Les Elfes gardèrent le silence. L’un d’eux passa distraitement ses doigts entre les brindilles du nid d’Aigleneau et trouva une petite graine coincée dans le renfoncement d’une tige. Il la posa entre ses doigts, souffla délicatement dessus et, de la paume de sa main émergea une petite plante de la même phosphorescence que lui. La plante grandit rapidement et une fleur multicolore se dégagea, brilla de tous ses pétales, puis se fana, s’assécha et rentra à nouveau dans la paume de sa main. Il regarda alors son compagnon, ils se saisirent délicatement de la couverture, la soulevèrent doucement et Kasparik s’éleva, immobile, plongé dans ses souvenirs, les yeux contemplant la voûte étoilée qui se réfléchissait sur ses larmes.

(……………….)

Quelque chose d’étrange fit frémir le ciel. Cela ressemblait à une vague magnifique, une ondulation de lumière, des courbes gigantesques qui se mouvaient doucement dans l’éther. Aigleneau ouvrit de grands yeux, contempla ces filaments qui nageaient comme des ondines entre les étoiles, et ne dit pas un mot. Ils rayonnaient d’un centre où il crut percevoir l’ombre d’un visage qui se penchait sur le lac. L’air environnant rendit l’écho d’un murmure :

— Je suis affreuse…  Je vais mettre du baume de crépuscule sur mes joues, et de l’essence de comète dans mes cheveux…

Les filaments lumineux se multiplièrent alors, gagnèrent en densité, en grâce, et ils se firent orange, vert,  turquoise, avec quelques touches de jaune.

— Cé kôa ? murmura Aigleneau.

— La Belle Boréale. C’est Aurore. Ne dis plus un mot.

Surprise, l’apparition se tourna vers l’horizon, observa les cortèges d’étoiles et, d’une voix effacée, s’exclama :

— Lyre est déjà là, elle échange quelques accords avec Aigle ! Les ailes de mon aimé Cygne ne tarderont pas à se déployer dans le ciel ! Et je ne suis pas prête !

Le ciel se remplit de magnifiques accords colorés qui cherchaient encore les meilleures harmonies et, quand des mèches turquoise vinrent enlacer des ondulations vertes, quand des émanations jaunes vinrent compléter des courbes orange, elle poussa un soupir de contentement. Le ciel était devenu danse et chant lumineux. Alors le visage à la chevelure infinie se mit à parcourir la berge en suivant une large spirale dont le lac était le centre. Elle en embrassa ainsi toute l’étendue, psalmodiant des sons très doux, un appel. Sur son passage, quelque chose s’anima, un grouillement de vie à la forme indistincte qui sortait des bois, des pierres, de toutes les berges du lac. Reconnaissant le souffle puissant de la Belle Boréale, des entités émanaient de la glaise, des plantes, des arbres, de l’eau. Certaines se saisirent de petites coquilles vides en guise de tambourin, d’autres de tiges de paille séchées en guise de flûte, de brindilles torsadées et de fils d’araignée pour en orner leur lyre, et de tout l’espace qui entourait le lac s’élevèrent des incantations, des mélopées, des chants appelant la force de la terre et du ciel mais, surtout, l’essence créatrice de toutes choses dont Aurore se sentait si pleine, et qu’elle envoyait amoureusement vers la constellation naissante du Cygne. Des djinns venus des lointaines contrées du Sud entamèrent des chants aux accords étranges, qui se mariaient avec le son des luths nés d’une larme de lune, que les elfes pinçaient en se laissant porter par la brise. Des attroupements de gobelins jouaient du buccin, de l’octavin, du flûteau et une vague invisible émergea depuis le vivant, se renforça à chaque passage de la Belle Boréale et grandit à chaque son, chaque chant, chaque danse. Des familles entières de gobelins frappaient sur des troncs creux et ne se possédaient plus, leurs corps se laissaient gagner par une transe qui les faisaient danser telles des plantes aquatiques ondulant sous le ressac, comme si les ondines avaient pris possession d’eux. Des farfadets dont le regard était déjà tout entier tourné vers l’intérieur frappaient sur des coquilles de noyers, de châtaigniers, sur des pierres et des cristaux, et répandaient des rythmes qui faisaient danser convulsivement tout être aux alentours. Des trolls sautillaient sur place, les yeux ébahis en contemplant le ciel, et frappaient de leurs grosses mains pour exprimer leur émerveillement. Les mélodies devenaient hymnes, les hymnes devenaient célébrations et les gnomes dont le cœur se remplissait de joie, faisaient danser des purs diamants qui captaient les incandescences de la chevelure de Boréale et les répandaient en rayons multicolores sur Terre et au ciel, donnant aux korrigans, aux kobolds, aux créatures venues de contrées inconnues, l’apparence d’êtres de lumière.